Censure de la sexualité: peut-on encore parler sexe sur Internet?

Discuter de plaisir sexuel a toujours eu le don de faire rougir d'embarras. Le sexe est vieux comme le monde, mais peut-on vraiment en parler ouvertement? 

L'histoire des vibromasseurs montre bien le silence imposé autour du sexe dans notre société. Depuis leur arrivée sur le marché au début des années 1990, faire la publicité de ces sex-toys n'a jamais été un parcours sans embûches. La vérité, c’est qu'il était impossible pour leurs fabricants de promouvoir un produit lié au plaisir sexuel. À la place, les annonces parlaient "d'outils de massage" utilisés à des fins "thérapeutiques". Guerre contre l'obscénité oblige.

Dans le monde entier, les lois contre l'obscénité étaient plutôt intenses - le Comstock Act de 1873 aux États-Unis notamment - empêchant la vente, la publicité et la distribution de contenus dits "obscènes", comme une simple éducation sexuelle par exemple.

En lisant ces lignes, peut-être vous sentez-vous immensément soulagée de vivre au 21ᵉ siècle... Mais alors que nous vivons dans des temps plus libérés, nous sommes encore loin d'être à l’abri de la censure telle qu'elle existe dans de nombreux pays du monde.

Ainsi, serait-il possible que la censure n'ait en fait jamais vraiment cessé d'exister? Prenons garde, les lois d'hier ont peut-être trouvé leur équivalent dans le présent.

Annonce pour le Ind-Electric, 1913

Annonce pour le Ind-Electric, 1913

Pourquoi a-t-on commencé à censurer la sexualité?

Un changement significatif dans la loi américaine a changé la façon dont nous utilisons Internet aujourd'hui. C'était en avril 2018, lorsque le gouvernement Trump adopta le projet de loi FOSTA-SESTA (Fight Online Sex Trafficking Act & Stop Enabling Sex Traffickers Act).

Pourquoi un tel bruit autour d’une loi américaine?

Cette série de lois permet à l'État et aux autorités d'attaquer directement les plateformes en ligne (par exemple, Craigslist ou autres réseaux sociaux) pour avoir "permis" toute annonce liée au trafic sexuel sur leur site.

La loi pénalise tout site Internet qui "promeut ou facilite la prostitution". Plutôt vague. Ainsi, depuis que la loi est passée, il est devenu très difficile de publier du contenu adulte à travers le web.

Bien que l'intention initiale de ces régulations ait été d'empêcher le trafic sexuel illégal sur le net, une pression importante a été imposée à toute entreprise liée de près ou de loin à la sexualité - particulièrement les petites entreprises - car toute annonce contentieuse est maintenant leur responsabilité.

Ce n'était pas le cas avant. En effet, la section 230 du Communications Decency Act de 1996 protégeait les entreprises de l'imprévisibilité de leurs utilisateurs. Pourtant, comment contrôler ce que tout un chacun publie sur Internet? Une tâche colossale, me direz-vous.

Si les choses tournent mal et qu'une plateforme est mise en cause pour son contenu, seules les grandes entreprises peuvent vraiment se permettre de payer les frais d'une poursuite judiciaire. Ce n'est pas le cas des petites, qui ne peuvent tout simplement pas prendre le risque de mettre la clef sous la porte.

Ainsi, pour cette raison, la plupart des plateformes ont endurci leurs règles concernant ce que les utilisateurs peuvent publier... ou non. Le début d'un contrôle toujours plus pesant sur nos interactions en ligne? Notre liberté d'expression serait-elle en danger?

Le rôle d'Internet pour les petites entreprises

Ces dernières années, les règles instaurées par les réseaux sociaux sont devenues de plus en plus strictes, même Twitter, bien connu pour être assez libéral par rapport au contenu pour adulte.

Chez Green Condom Club, nous faisons face à bien des difficultés quand il s’agit de faire la publicité de nos produits via des annonces payantes. Puisque nous vendons des produits liés à la sexualité, notre contenu est constamment surveillé pour s'assurer que nous ne trempons pas dans l'obscène. Pourtant, nos produits (préservatifs et lubrifiants!) sont loin d'être controversés...

En tout cas, le fait est que les réseaux sociaux rendent la communication, la promotion et l'éducation de notre audience bien difficile, ainsi que pour toute marque proposant des produits sexuels. 

Comment cela se traduit concrètement? Certains profils sont supprimés, les annonces payantes sont rejetées, tout contenu parlant de sexualité n’est simplement pas visible aux utilisateurs. Entre autres. Bien sûr, les clients potentiels peuvent encore découvrir un produit de manière organique, c’est-à-dire de bouche à oreille ou via le partage de contenu, mais le manque à gagner est énorme pour les petites entreprises.

En 2020, HubSpot a recensé l'avis de plus de 3000 responsables en marketing: 68% d'entre eux déclarent que les annonces payantes sont "très importantes" ou "extrêmement importantes" pour leur stratégie commerciale. La plupart s'accordent même sur le fait qu'elles jouent un rôle vital dans la notoriété d'une marque, impactant significativement les ventes directes.

À l'origine, cette censure massive à travers Internet avait pour objectif d'éviter que du contenu sexuel ne soit visible aux enfants. C'est sensé, surtout quand on sait que les jeunes sont exposés régulièrement et involontairement à la pornographie en ligne: 66% des utilisateurs d’Internet (sur un total de 1500 personnes interrogées) âgés de 10 a 17 ans - selon une enquête nationale américaine conduite en 2005.

Pourtant, ces bonnes intentions justifient-elles de rendre certaines entreprises invisibles aux yeux de leur audience? En effet, cette censure concerne de manière inégale toute entreprise liée de près ou de loin à la sexualité. Bien sûr, les travailleurs du sexe sont les premiers en ligne de mire. Un article publié par Rolling Stones relate la suspension en masse de comptes de travailleurs du sexe, ainsi que la fermeture de certaines plateformes, notamment Backpage, tristement célèbre pour avoir accueilli des annonces de prostitution incluant des mineurs, de la prostitution forcée et du trafic humain.

Suivant cette polémique, d'autres plateformes ont anticipé les choses et pris des mesures pour éviter de telles représailles. Craigslist, par exemple, a supprimé la section adulte de son site.

Les plateformes Fetish Con, un salon annuel de fétichisme, a vu son compte Twitter suspendu à de maintes reprises, CityVibe, connu pour héberger des annonces de travailleurs du sexe, a fermé, tout comme Pounced.org. Pour finir, même Google a commencé à vérifier et bloquer tout contenu pornographique trouvé sur le Google Drive de ses utilisateurs…

En bref, ces nouvelles régulations ont été appliquées aux applications de rencontres, aux forums, ou tout autre plateforme basée sur du contenu généré par les utilisateurs. Cela en dit long sur notre relation au sexe et sur notre capacité à communiquer dessus.

Quand la modération de contenu tourne à la discrimination

Le concept de modération de contenu (c’est-à-dire, le filtrage du contenu généré par les utilisateurs pour vérifier de son caractère approprié ou non) est assez délicat. Comment décider de ce que les utilisateurs peuvent voir ou non, juger de ce qui est correct et convenable? Tout est question de perception.

Curieusement, le genre de contenu qui a tendance à être modéré en dit long sur les modèles de conduite, et donc de discrimination, d'une société en question.

 

Restriction des conversations autour du sexe

La censure des produits sexuels restreint inévitablement toute conversation sur le sexe, que vous parliez de santé sexuelle ou de pornographie à caractère violent. En effet, la modération de contenu n’est pas une science exacte, appliquée de manière juste et égale. En fait, la plupart sont effectuées par des algorithmes qui ne peuvent faire la différence entre un contenu sexuel légal et illégal.

Comment faire la différence entre une photo d'un travailleur du sexe en sous vêtements, et l'image d'une mannequin faisant la publicité d'un maillot?

  

Manque de reconnaissance de la prostitution

Nombreux sont ceux qui ont soutenu FOSTA-SESTA afin de protéger tous ceux affectés par la prostitution non consensuelle. Cependant, ces restrictions influencent jusqu'à la possibilité même de trouver des clients pour les travailleurs du sexe, à savoir, ceux qui pratiquent une prostitution consensuelle

Les lois ne font donc aucune différence entre une prostitution consensuelle et une prostitution non consentie, ce qui dénote une sérieuse tendance à l'amalgame.

Ces dernières décennies, le travail du sexe a évolué au gré des progrès technologiques, quittant les allées sombres pour s'afficher ouvertement en ligne. Utiliser Internet pour trouver de nouveaux clients a permis aux prostitués de filtrer des clients potentiels avant de les rencontrer en personne, de choisir un endroit à l'avance plutôt que d'improviser, et donc d'améliorer leur sécurité au quotidien. 

Au niveau des affaires, Internet leur a offert autonomie et indépendance. Au lieu de payer une lourde commission à un proxénète, ils ont été plus à même de prendre soin d'eux-mêmes et d'améliorer leur niveau de vie. De plus, les travailleurs du sexe ont commencé à créer des communautés d'entraide en ligne, partageant des listes de clients dangereux, par exemple.

Mais avec la censure sur les plateformes et l'augmentation des restrictions sur les réseaux sociaux, beaucoup ont dû retourner dans les rues, plus sujets au comportement violent et imprédictible de certains clients.

Perpétuation de la discrimination

À travers l'histoire, toute société a eu une certaine vision de ce qui est normal et obscène, contribuant ainsi à normaliser les rôles de genre et les pratiques sexuelles notamment.

Sans surprise, des restrictions ont aussi été appliquées par Apple et Google app stores. Et disons que certains ont été plus affectés que d'autres… En 2019, trois applications de rencontre ont été supprimées de ces boutiques en ligne, Meet24, FastMeet et Meet4U, car elles étaient largement utilisées par des enfants aussi jeunes que 12 ans.

Pour échapper au même destin, l'application de rencontre gay, Scruff, a dû instaurer une nouvelle règle spécifiant l'interdiction de publier des photos en s'embrassant, s'enlaçant, en sous-vêtement ou en maillot. En comparaison, les applications destinées plutôt aux hétéros, comme Tinder, n'ont pas eu à faire ce genre de changement.

La modération de contenu est aussi plus ardue envers les annonces destinées aux femmes. Pour être plus précis, les annonces concernant les dysfonctions érectiles sont plus largement acceptées que les produits luttant contre les sécheresses vaginales!

De même, les tétons masculins et féminins sont loin d'être égaux sur les réseaux sociaux. Apparemment, les tétons des femmes sont bien plus inappropriés que leurs homologues masculins… D'où la censure des femmes torse nu sur Facebook et Instagram.

À votre avis, que cela montre-t-il de la perception de la sexualité féminine? Simplement qu'elle est moins acceptable que celle des hommes.

 

Sexualité: qu'est-ce qui est permis de dire (ou non) sur Internet?

Faisant face aux mêmes problèmes que les autres marques, PleazeMe s'est attaqué à l'étude de la totalité des règles édictées par les réseaux sociaux.

Pour résumer, quels sont les obstacles principaux que rencontrent les entreprises liées à la sexualité?

  • Une difficulté à promouvoir leur site Internet

  • Un besoin d'une stratégie marketing conforme aux règles des réseaux sociaux, rendant la communication autour du sexe presque impossible

  • Un traitement inégal: une annonce peut être acceptée un jour et être refusée le lendemain, sans raison apparente

  • Un bon nombre d'annonces payantes sont rejetées encore et encore

Quelles sont les règles de Facebook et Instagram à propos du contenu adulte?

  • Les annonces et les sites faisant la publicité de produits destinés à améliorer la vie sexuelle, sex toys et lubrifiants par exemple, sont bloqués

  • Les services de rencontre en ligne ne sont pas permis

  • Les produits pour adultes (préservatifs, contraception, etc.) peuvent être publiés si le plaisir sexuel n'est pas mentionné

  • Le contenu à caractère sexuel et provocateur est interdit: cela inclut nudité, visibilité excessive de peau, ou toute photo référant à l'activité sexuelle

Les mêmes règles sont appliquées par Pinterest, Reddit, Snapchat et YouTube, qui ne permettent pas de faire la publicité de produits, services et contenus sexuels pour adultes. 

Bien que Twitter fût traditionnellement la plateforme la plus libérale, ce n'est plus le cas à présent. Porno, nudité et rencontres centrées sur le sexe sont interdits. Tumblr est la seule à permettre des annonces référant au sexe, du moment que cela est fait avec goût.

Pour l'anecdote: Tumblr a perdu un tiers de ses utilisateurs après avoir banni le porno en décembre 2018!

 

Comment rendre les annonces payantes sur le sexe visibles à une audience?

Chez Green Condom Club, nous avons quelques astuces pour s'assurer que nos annonces soient acceptées.

  • Nous ciblons seulement les personnes de plus de 18 ans

  • Nous ne publions pas d'images de corps, et surtout pas d’images représentant les très effrayants… tétons féminins

  • Nous ne parlons pas de relations sexuelles

  • Nous nous concentrons sur la contraception comme dispositif médical

  • Nous ne mentionnons jamais le plaisir sexuel (même si nous aurions deux ou trois choses à dire sur le sujet)

Voilà, vous avez maintenant la recette parfaite de ce qui est considéré "convenable" sur les réseaux sociaux… Enfin, jusqu'à l’arrivée des prochaines mesures!


Devrions-nous avoir peur pour notre liberté d'expression? Bien que nous n'ayons pas encore de réponses à ces questions… Une chose est sure: même si la loi FOSTA-SESTA a été appliquée aux États-Unis, ses conséquences dépassent bien ses frontières, touchant la vie de nombreuses personnes impliquées dans l'industrie du sexe dans le monde entier.

Les restrictions qui ont suivi cette loi montrent bien combien les conversations autour du sexe sont régulées, encore de nos jours. Nous vivons dans des temps plus libérés, mais il semble que notre société soit toujours bloquée dans la répétition de vieux schémas conservateurs. Et les réseaux sociaux sont ceux qui permettent un contrôle plus prépondérant, permettant ainsi de normaliser encore et toujours une certaine vision de la sexualité ♥


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